Le loup et la rage

Le loup et la rage

Dessin de Jean-Claude Thalbaut
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Le loup enragé de Tendu-Mosnay Dessin de Jean-Claude Thalbaut Dessin de Jean-Claude Thalbaut

LA RAGE

Le mot rage vient du sanskrit rabhar « faire violence » et est décrite dès l’Antiquité (Aristote, Celse). La rage, appelée aussi hydrophobie, est une infection virale du système nerveux central. Dans la très grande majorité des cas, la rage est contractée par la morsure d’un animal infectée ou, plus occasionnellement, via la salive des surfaces muqueuses. Très exceptionnellement, la rage peut être transmise avec l’inhalation de gouttelettes en suspension dans l’air comme cela a été démontré dans une grotte de chauves-souris (Constantine, 1962). Malgré le caractère hautement infectieux, toutes les morsures d’un animal enragé ne transmettent pas forcément la maladie soit parce que le virus n’est pas transféré, soit parce que la morsure est trop superficielle.

La morsure conduit ensuite à une infection locale, avant de s’étendre lentement vers le système nerveux central. L’incubation peut durer deux semaines comme elle peut durer plusieurs mois ; chez les carnivores domestiques, la période infectieuse débute 15 jours avant les premiers signes cliniques.
Durant la phase clinique de la maladie, de nombreuses victimes développent un comportement furieux, alternant phases d’hyper-excitabilité et phases de lucidité. Une salivation excessive et une peur panique de l’eau sont les symptômes les plus classiques. Puis, les victimes entrent typiquement dans le coma et souffrent de multiples lésions organiques. Une fois que la maladie est établie, elle est à 100% fatale.

Cependant, si un traitement anti-rabique est administré juste après l’exposition, il est alors possible de prévenir le développement de la maladie dans la plupart des cas. Initié par Pasteur en 1885 (le 6 juillet, Joseph Meister, jeune alsacien de 9 ans, est le premier à recevoir le vaccin), le traitement actuel consiste à une injection unique d’immunoglobuline (anticorps rabiques élevés en culture) et de multiples injections du vaccin de la rage. La survie des patients traités est élevée sauf dans les cas où les morsures sont infligées directement à la tête ou au cou. Avant le XX ème siècle, la rage était invariablement fatale.
Malgré le traitement anti-rabique, la rage tue environ 50 000 personnes chaque année, dans le monde entier. La quasi-totalité des mammifères peuvent contracter la rage ; toutefois, les bovins, chevaux et autres herbivores sauvages ne la transmettent qu’exceptionnellement. La principale source d’infection de la rage chez les humains provient essentiellement des chiens domestiques. Certaines espèces sauvages tendent à porter la rage plus communément que d’autres : le renard polaire dans les régions arctiques, le chacal en Afrique, le renard roux et le chien viverrin en Europe de l’est, la moufette et la raton laveur aux USA. Au XVIII ème siècle, on pensait que les loups, chiens et renards « enrageaient d’eux-mêmes » et contractaient la maladie suite à une incontinence prolongée, à de fortes chaleurs ou à de grands froids ou par leur nature de charognards qui leur faisait consommer en surabondance des viandes « échauffées » par la putréfaction.

En Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, la rage a été éliminée grâce aux vaccinations et aux contrôles canins, ce qui a eu pour conséquence une chute radicale des cas de rage chez les humains. La large campagne de vaccination chez les renards roux en Europe de l’Ouest a été un succès, confirmé avec la Suisse indemne de rage en 1998 et la France en 2001 (les derniers départements concernés furent les Ardennes, le Bas Rhin, la Meuse, la Meurthe et Moselle et la Moselle). L’Italie est quant à elle indemne de rage canine depuis 1960. La rage est également absente en Espagne, au Portugal, en Norvège, en Suède, en Albanie et en Grèce.

LE LOUP ET LA RAGE

La rage se rencontre toujours chez les loups en Amérique du nord, en Europe de l’est et en Asie bien que le nombre de cas enragés soit très inférieur à d’autres espèces sauvages. Le loup est en général infecté de la rage par d’autres espèces plus enclines à porter la maladie : les renards roux et polaires dans les aires arctiques et tempérées et les chacals dorés et les chiens domestiques plus au sud. En Amérique du Nord, les épidémies de rage apparaissent périodiquement chez les renards polaires et les cas de loups enragés apparaissent pendant un pic de l’épidémie. Malgré de grandes populations lupines, les cas de loups enragés en Amérique du Nord sont très faibles comparés à ceux de l’est de la Méditerranée ou de l’Asie centrale, notamment en Iran, régions dans lesquelles les loups malades sont de loin les plus communs. Les raisons exactes de cette prévalence géographique ne sont pas claires mais sont peut être dues à la présence des chacals.

Les effets de la maladie peuvent être sévères sur les populations de loups. Les loups infectés deviennent agités, quittent la meute et parcourent jusqu’à 80 km par jour, ce qui suggère que les animaux pourraient propager la maladie à d’autres meutes (Chapman, 1978 ; Cherkasskiy 1988).
Une épidémie de rage dans plusieurs meutes d’Alaska a eu pour effet un déclin des populations atteintes ; la maladie pourrait donc être un facteur limitant de croissance de la population lupine (Ballard et Krausman 1997).
Toutefois, la rage peut également se limiter d’elle-même car elle disparaît lorsque tous les loups de la meute sont morts. Chapman (1978) cite le cas d’une meute de 10 loups tués par la maladie sans aucune propagation.

Chez les loups, la phase de fureur est à un haut degré, ce qui a pour conséquence de nombreuses morsures chez les humains et le bétail durant une seule attaque. La taille, la vitesse et la force du loup font d’un individu atteint la plus dangereuse espèce animale enragée de toutes.

LES ATTAQUES DE LOUPS ENRAGES

Les premiers cas connus de transmission de la rage aux humains par le loup datent du XIII ème siècle. A travers l’histoire, courent des récits de loups solitaires se ruant dans les villages et les basses-cours, mordant férocement les gens et le bétail sur leur passage avant de perpétrer leur forfait dans un autre village. Les loups atteints de la maladie perdent en effet leur peur des humains.

Il faut relever un aspect important : les victimes mordues ne sont jamais mangées par l’animal enragé (les muscles du pharynx sont en effet paralysés, d’où une salivation abondante). Les attaques se déroulent sur un jour, deux tout au plus.

Quelques récits d’attaques de loups enragés…

En France, De Beaufort recense environ 200 cas de rage transmise par les loups aux humains depuis le Moyen Age. En 1675, un loup enragé cause la mort de 3 personnes aux Hayes, près de Montoire, dans le Loiret. En hiver 1718, dans la région de Toulouse, une jeune bergère mordue par un loup enragé meurt 11 jours plus tard. Le 26 novembre 1726, 22 personnes sont blessées par un loup enragé à Neung sur Beuvron, près de la forêt d’Orléans : 9 décédèrent. En hiver 1731, près de Bordeaux, 4 hommes furent attaqués : 1 seul survécut. En février 1746, à Meynes, 22 personnes sont mordues. En 1762, c’est une louve enragée qui mord 14 personnes (8 d’entre elles ne survivront pas) dans les bois de l’abbaye de Fontevrault. Entre 1811 et 1825, dans l’Yonne, les loups enragés transmirent la maladie à quelque 60 personnes. En juillet 1878, un loup enragé sème la terreur sur les communes de Tendu et Mosnay (Indre) : 7 personnes et 50 animaux domestiques furent mordus ; 2 des personnes moururent de la maladie un mois après.

25 avril 1851, forêt de Lorges : en 7 heures, un loup enragé parcourut 45 kilomètre et traversa 9 villages ; il mordit 41 personnes (10 hommes, 12 femmes et 19 enfants) et 96 animaux (64 bovins, 14 chevaux, 8 moutons, 6 cochons, 3 chèvres et un chien). Au moins 14 personnes moururent de la maladie durant les 2 mois qui suivirent.

31 juillet 1756, Salernes : un loup enragé entra dans le village. Pendant la journée, 12 personnes (principalement des adultes) et un cochon furent mordus. Les 3 mois suivants, au moins 6 des personnes mordues moururent de la rage.

En Allemagne, en automne 1557, un loup enragé mord 11 personnes à Thueringen. En 1641, à Potsdam, un loup enragé attaque 6 personnes et du bétail lors d’une seule attaque ; au moins une personne mourut de la rage. En 1647, une jeune femme de 17 ans fut attaquée et mordue 30 fois à Winterstein. Elle se remit apparemment de ses blessures mais mourut 5 semaines plus tard, ce qui suggère un cas de loup enragé. En 1652, 6 personnes sont mordues par un loup enragé sur les communes de Ovesna et Dobrne. En 1663, une femme est mordue à Hoersingen et mourut de la rage 5 mois plus tard.

En Lituanie, les attaques de loups enragés ont persisté jusqu’à nos jours. De 1989 à mai 2001, 22 personnes furent mordues par des loups enragés.

En Pologne, entre 1897 et 1914, dans 7 comtés polonais, 130 personnes ont été mordues par des loups enragés (Département Pasteur de Vilnius). Au moins 25 d’entre elles ont succombées à la maladie.

En Russie, au moins 69 personnes ont été mordues par des loups enragés dans la période 1972-1978. Ainsi, le matin du 23 mai 1974, à Arkadak, dans la région de Saratov, un loup a mordu 10 personnes. Une femme de 77 ans mourut le jour suivant, suite à ses blessures (grosses morsures à la tête, au visage et aux extrémités). Les 9 autres personnes survécurent avec le traitement anti-rabique. Le loup fut tué et la rage diagnostiquée en laboratoire. Le 8 février 1980, dans le village de Soleny, 10 personnes furent mordues par un loup enragé en une heure et demi : elles furent toute sauvées par le traitement antirabique. En 1991, dans la région de Lvov, 11 personnes furent mordues par des loups enragés.

Les données du World Health Organisation (Rab Net) confirment que la rage se rencontre chez les loups russes et que ceux-ci sont très souvent la cause d’un traitement anti-rabique sur les humains. Kuzmin (2001) recense 8 cas de rage chez les humains avec le loup pour cause dans la période 1980-1998 dans la fédération de Russie sur 85 cas de loups enragés diagnostiqués.

En Inde, la rage est endémique ; 25 000 personnes meurent chaque année de la maladie (Dutta et Dutta, 1994). La maladie est transmise par les morsures des animaux sauvages et domestiques (les chiens sont de loin les plus importants vecteurs).

District d’Aurangabad (état de Maharashtra), le 3 février 1973 : entre 5h et 17h, un loup enragé pénétra dans six villages, parcourant une distance d’au moins 23 km et mordit 12 personnes, 2 cochons, 3 taureaux et un chien. Les trois personnes qui furent mordues à la tête moururent de la rage malgré le fait que deux d’entre elles reçurent un traitement anti-rabique. Les autres reçurent le traitement et survécurent. Un des cochons succomba à ses blessures tandis que l’autre mourut de la rage 28 jours plus tard. Un chien ayant consommé le cochon enragé mourut lui aussi de la rage. Deux des taureaux succombèrent également à la maladie.

District de Jalgaon (état de Maharashtra), 1996 : 36 personnes (26 adultes et 10 endants) sont mordues par des loups enragés. 2 des victimes, mordues à la tête, furent traitées mais moururent de la maladie.

En Afghanistan, en automne 1971, un loup enragé mordit 18 hommes qui dormaient dans un champ pour garder leur récolte. Ils moururent tous de la maladie faute de traitement adéquat.

En Iran, pour la période 1940-1953, 325 personnes mordues par des loups enragés furent traitées au sein de l’Institut Pasteur de Téhéran ; 60 moururent de la maladie. En 1952, au sud de l’Iran, 32 personnes, mordues par un seul loup enragé, ne reçurent pas de traitement effectif : au moins 15 moururent. En 1954, 29 personnes sont mordues par un seul loup enragé. En 1975, 75 personnes sont mordues par des loups enragés : grâce à un nouveau traitement, seules 3 d’entre elles succombèrent à la maladie. En 1975, 7 personnes sont mordues par un seul loup enragé : elles survécurent toutes après le traitement.

En Israël, en dépit d’efforts intensifs pour vacciner les animaux domestiques et de tentatives de vaccination sur la faune sauvage, la rage est toujours présente, les renards roux et les chacals étant les principaux hôtes parmi les espèces sauvages. Des cas de loups enragés furent diagnostiqués récemment.
En 1997-1998, trois personnes moururent de la rage après avoir été mordues dans leur sommeil au cours d’incidents séparés. Dans certains cas, l’espèce responsable est « inconnue ». Toutefois, le professeur Mendelssohn (département de zoologie, université de Tel Aviv) cite un cas datant de juillet 1997 : un loup enragé avait mordu plusieurs personnes ; mais il est impossible de savoir si ces événements sont corrélés.

En Chine, dans un article sur la rage, Fangtao et al. (1988) cite 31 personnes mordues par des loups enragés dans la région de Ochang en 1981 et 27 autres par des « chiens-loups » dans la région de Fuyang en 1982 : 3 personnes décédèrent suite aux blessures sévères qui accélérèrent le développement de la maladie et une autre suite à l’administration incorrecte du vaccin.

En Amérique du Nord, aucune mortalité humaine n’a été à déplorer durant ces cinquante dernières années mais des attaques de loups enragés ont été rapportées.

Le 15 avril 1995, sur le site de la base météorologique d’Alert, dans le nord-est de l’île Ellesmere, il y eut 3 attaques : une personne fut heurtée par derrière mais ne fut pas mordue ; une seconde reçut une morsure superficielle et une troisième une blessure sévère au genou. Le loup responsable fut tué et testé positif pour la rage (Gray 1995).

En 1991, à Spence Bay (Nunavut), Gideon Nanook, un chasseur Inuit de 23 ans était avec son équipe de chiens de traîneaux quand un loup commença à attaquer ses chiens puis lui-même, en mordant sa parka. Le chasseur réussit à renverser le loup avec sa carabine et le tua avec un couteau. Le loup avait la rage.

Sources :
The fear of wolves : a review of wolf attacks on humans (2002)
Le loup (Landry, 2001)
La peur du loup (Carbone, 1991)
Un loup enragé en Berry, la bête de Tendu-Mosnay 1878 (Bernard, 1978)
Des loups et des hommes (Bernard, 2000)
Nos derniers loups (Baillon, 1990)
Wolves : Behavior, Ecology and Conservation (Mech & Boitani, 2003)