Traitement biaisé de l’information : un cas d’école (Envoyé Spécial)

Traitement biaisé de l’information : un cas d’école (Envoyé Spécial)

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Le jeudi 4 octobre, l’émission Envoyé Spécial a diffusé un reportage sur la problématique de l’ours en Ariège : «  l’ours de la discorde ». FERUS a participé à cette émission, les garanties d’impartialité données par la réalisatrice ayant vaincu nos fortes réticences initiales.

Ce reportage, diffusé de surcroît à une heure de grande écoute, s’est malgré tout avéré extrêmement tendancieux. Au point qu’un téléspectateur, influencé par cet angle d’attaque, nous a écrit. Devant ce véritable cas d’école, nous lui avons fait une longue réponse qu’il a trouvée convaincante.

Voici ces échanges qui se passent de commentaires, présentés tels quels :

Téléspectateur :

 » Je viens de voir ce soir un reportage sur l’ours en Ariège. J’ai pu constater que les paysans ariégeois voient leurs troupeaux attaqué par les ours et que les dédommagements pour eux sont ridicules, mais tous les frais engagés dans ces opérations coûtent d’après le journaliste 3 millions d’euros aux contribuables. J’ai pu remarquer que toutes les personnes qui étaient contre l’ours étaient des Ariégeois et que les défenseurs de l’ours étaient des Parisiens (accent non ariégeois) et même un certain boulanger parisien venu s’installer en Ariége et arrogant de surcroît. Je n’ai entendu dans cette émission aucun local défenseur de l’ours. Comme l’a dit un berger, l’implantation de l’ours dans les Pyrénées est une machine politique pour que certains se donnent des certificats d’écologie. Si ces bergers tuent des ours ce n’est pas moi qui manifesterai pour que cela cesse. J’ai vu des défenseurs de l’ours que j’ai ressenti comme des bobos étrangers au pays. D’ailleurs l’un d’eux était visiblement un catalan espagnol. Cette émission m’aura au moins fait prendre conscience d’une chose : il faut que je soutienne les opposants à l’ours dans les Pyrénées. » « …… » « Je ne suis pas hostile aux animaux, mais vraiment les arguments des défenseurs de l’ours étaient vraiment mauvais, et comme je l’ai déjà écrit, tous des Parisiens, y compris une femme favorable à l’ours et qui disait être éleveur. Les arguments des gens du cru étaient beaucoup plus convaincants. Bien à vous ; O D  « 

Réponse de FERUS (Patrick Leyrissoux, intégrant les remarques de Patrick Pappola) :

« Bonsoir,

Malheureusement ce reportage est symptomatique d’une certaine presse et d’un certain journalisme pour qui l’audimat et la vente prime sur tout le reste, en particulier la neutralité et la déontologie.

Et pour que cela cartonne, il faut :

  • de l’émotion
  • un récit épique (les mots guerre, bataille reviennent souvent)
  • des arguments simplissimes
  • 2 camps opposés, a priori irréconciliables, bien démarqués, avec si possible des natifs autochtones, forcément légitimes, contre des envahisseurs « estrangers » qui ne sont pas du « païs », forcément illégitimes.
  • En bref, du sang, de la sueur et des larmes, pour paraphraser Churchill.

Nous nous trouvons finalement face à une construction, un récit romanesque et caricatural, qui a évacué tous les éléments qui ne concordent pas avec les ingrédients ci-dessus, et notamment toute la complexité et les nuances de la réalité de terrain qui passent par pertes et profits.

Mais voyons plus en détail ces éléments :

1/ Légitimité, opinion et origine des personnes

Généralement, le fait de discriminer les personnes en leur accordant légitimité ou pas en fonction de leurs origines, me dérange fortement. On l’a connu en Europe en d’autres temps, où pour avoir la légitimité, il fallait présenter le certificat d’aryanité. Nous sommes dans un pays où chacun a les mêmes droits, quelle que soit son origine. Pour revenir dans notre secteur, de nombreux Ariégeois viennent travailler en métropole toulousaine sans pour autant subir une discrimination xénophobe. Mon voisin de travail d’ailleurs, qui est Ariégeois du secteur Foix-Vicdessos, qui est pro-ours, a honte d’être Ariégeois et montagnard quand on montre des éleveurs radicalisés. Je ne vois pas pourquoi, dans ce cas, des « non-natifs » en Ariège devraient subir une discrimination xénophobe et n’avoir pas droit à la parole.

Ensuite, plus précisément dans le reportage :

  • Catherine Brunet, l’éleveuse pro-ours à la retraite, qui a exercé 20 ans en Ariège, n’est effectivement pas d’origine pyrénéenne, mais son ancien compagnon éleveur l’était, lui, et leurs enfants exercent toujours dans la profession, en Ariège. Je vous conseille son livre (ci-contre). (NDLR : Il n’est en fait pas originaire du massif mais y réside, contrairement à de nombreux éleveurs transhumant en estive en Ariège, qui viennent de la plaine).
  • D’un autre côté, mais pas dans le reportage, une éleveuse leader de l’opposition anti-ours radicale dans les Hautes-Pyrénées, au Pays Toy, Marie-Lise Broueilh, présidente de l’AOC Barèges-Gavarnie, et de l’ADDIP, association anti-ours, est dans la même situation : non originaire des Pyrénées, mais son mari oui.

Dans le reportage, pas un mot sur le fait que plus de 80% des Français sont pour le maintien de l’ours dans les Pyrénées et plus de 70% des Pyrénéens. Tous les sondages depuis 20 ans confirment cette tendance, qui va en augmentant. Alors évidemment, parmi les pro-ours, vous aurez des gens de toutes origines dans les mêmes proportions que la population française, dont des Pyrénéens, et aussi des gens qui n’ont pas l’accent du midi. La France est vaste et ces derniers ne sont pas forcément des « Parisiens » ou des « bobos » comme aime à le caricaturer la propagande des anti-ours pour se donner une pseudo-légitimité.

D’ailleurs, parmi les personnes de la formation Vigie-ours (action anti braconnage initiée par FERUS), celui que vous prenez pour un catalan espagnol est natif des Hautes-Pyrénées. Son père est un guide de haute montagne pyrénéen connu, ayant publié des ouvrages de randonnée et d’alpinisme dans les Pyrénées.

Donc être pro ou anti-ours n’a rien à voir avec le fait d’être Ariégeois ou pas, Pyrénéen ou pas.

Ceci dit, qu’est-ce qu’ « être Pyrénéen » ? Pour notre part, est Pyrénéen qui vit et travaille dans les Pyrénées, tout simplement et en dehors de toute considération liée à un accent.

2/ Les pros ne recrutent que dans les villes

C’est un mensonge du reportage. Notre opération Parole d’ours, filmée à Foix, effectuée depuis plus de 10 ans, a visité cette année encore environ 200 communes pyrénéennes, dans la plupart des vallées. La grande majorité étant des villages ou des bourgs de montagne, Foix étant une des plus grandes agglomérations visitées. Les villages des vallées d’Aspe et d’Ossau, où ont été lâchées les deux ourses cet automne, ont tous été parcourus. Nos bénévoles sont toujours très bien reçus par les commerçants qui acceptent volontiers notre documentation à l’attention de leurs clients, rares sont ceux qui refusent. Plusieurs d’entre-eux à Laruns, fief des anti-ours en Ossau, ont même une réelle animosité vis-à-vis des éleveurs car ils connaissent les indemnités que ceux-ci perçoivent grâce à l’ours.

Parmi les personnes, locaux ou touristes, interrogées par nos bénévoles pour notre questionnaire, une large majorité de locaux souhaitent le maintien de l’ours dans le massif et sont favorables à la cohabitation avec l’élevage, confirmant les sondages.

3/ L’éleveur qui a perdu un bélier

Dans le reportage pas un mot sur les pertes en estives hors prédation. Et pourtant, elles sont de 3 à 5 % dues à 80 % à des chutes, selon Francis Ader, éleveur (anti-ours), déclaration sous serment (rapport Assemblée nationale p. 462-463). Soit 30 à 50 bêtes par an pour un troupeau de 1000 têtes. Elles peuvent monter à 10% pour un troupeau non gardé, voire 15 à 20 % en cas de conditions atmosphériques difficiles (déclarations sous serment de plusieurs éleveurs, rapport Assemblée nationale p.418-419).

Les pertes dues à l’ours sur les élevages mal gardés du Couserans ariégeois atteignent dans les 1% en année normale, probablement plus de 2% ces deux dernières années où l’augmentation des prédations est encore inexpliquée. Ces pertes hors prédation, non indemnisées auparavant, sont depuis la présence de l’ours, quasiment toutes indemnisées en Ariège, après passage en commission (pertes classées en « cause de la mort indéterminée ») « au bénéfice du doute » car on se situe en zone à ours.

Donc cet éleveur devait forcément avoir plusieurs béliers dans son troupeau, pour parer au moins aux pertes hors prédation, ce qu’il ne dit évidemment pas, voulant faire croire à une réelle perte de production. Pour exemple de terrain, en août dernier, j’ai vu un bélier qui s’était fraîchement fracassé au pied d’un abrupt (photo ci-dessous), sur une estive où les animaux ne sont ni conduits ni gardés. Je l’ai signalé à l’éleveur, rencontré par hasard le lendemain. Il n’a pas eu l’air catastrophé et n’a pas pleuré (mais je n’avais pas de caméra de journaliste dans la main…). J’ai vu plus tard que le bélier avait été classé en « cause de la mort indéterminée » et l’éleveur sera certainement indemnisé.

4/ La peur du jeune berger

Faut-il encore qu’il soit sur place : sur cette estive du Mont Rouch, les troupeaux ne sont ni conduits ni gardés en permanence, le berger montant de temps en temps pour les regrouper. Bien sûr pas un mot dans le reportage sur ces brebis livrées à elle-même. D’où le spectaculaire et exceptionnel dérochage de l’année dernière.

Le risque dû à l’ours n’est pas nul, mais reste infime par rapport à d’autres dangers de la montagne. Pas de décès humain dû à l’ours en France depuis plus de 150 ans. Les orages et la foudre, les intempéries, les chutes de pierre, les avalanches en hiver, les chutes jamais à exclure (neige dure, gispet ou lichens humides, passages exposés, etc.) et même le bétail domestique (chaque année des décès, encore cet été une randonneuse encornée par une vache, qui n’a pas fait les gros titres des journaux), sont des risques bien plus présents. Le berger roumain tué par un ours reste un événement exceptionnel, même dans cette plus grande population d’ours en Europe. (NDLR : En fait, dans l’actualité récente, 2 à 3 bergers se sont fait blesser gravement en Roumanie, où il y a entre 4 et 6 000 ours, pendant l’été 2017 (Le Dauphiné Libéré), mais aucun n’est décédé, contrairement à ce que dit le berger de l’estive du Mont Rouch. Un mensonge de plus…). Pratiquant la montagne depuis 35 ans, je n’ai, pour ma part, aucune crainte à bivouaquer en zone à ours. S’il a de telles peurs irraisonnées, qui pourraient faire rire les bergers des Asturies espagnoles, des Abruzzes italiennes ou de Slovénie, ce berger n’a rien à faire en montagne, il a peut-être raté sa vocation. Mais je crois qu’il s’agit plutôt de comédie destinée à alimenter les arguments anti-ours. Il y a 3 ans, sur cette même estive du Mont Rouch, j’ai discuté avec le frère d’un des éleveurs du groupement pastoral. Il a reconnu implicitement qu’il avait une fascination pour l’animal et souhaitait en voir un…

5/ L’argent consacré à l’ours et au pastoralisme

  • Le plan ours 2018-2028, c’est effectivement 3 millions d’euros par an, dont 2 millions affectés directement au pastoralisme. Les moyens de protection (parcs électriques + chiens + aides-berger) sont subventionnés à 80%. La plus grande part des 2 millions concerne les aide-bergers, emplois non-délocalisables en montagne, qui ne peuvent pas être considérés comme du gaspillage (Plan ours, p.45)
  • Lors des lâchers d’ours de 2006, le Plan de Soutien à l’Economie de Montagne, a été mis en place : 60 millions d’euros de 2007 à 2013 en soutien au pastoralisme (héliportages, réfections et mises aux normes des cabanes, adduction d’eau, etc.). Il se poursuit depuis 2014 sous une autre forme, mais c’est bien l’ours qui en a été le ressort. C’est parce qu’il est présent que ces aides existent et sont régulièrement mobilisées. (cf thèse de Farid Benhammou ; « crier au loup pour avoir la peau de l’ours »)
  • Plus de 50% du chiffre d’affaires des exploitations pastorales sont constituées de subventions et d’aides publiques. Je n’ai malheureusement pas le montant chiffré total. Elles auraient disparues depuis longtemps sans cela. Bien peu d’entreprises en difficulté, industrielles ou de services, pourraient se vanter de bénéficier autant de la solidarité nationale.
  • Le nombre total d’ovins dans toute la France diminue inéluctablement depuis des années. Il diminue toutefois moins vite dans les régions avec grands prédateurs (PACA, Rhône-Alpes, Midi Pyrénées, Aquitaine) que dans les régions sans (notamment Poitou-Charentes, Auvergne, Limousin) (p.30).

De même, les exploitations pastorales pyrénéennes s’en sortent mieux que les exploitations non-pastorales (-1,9% pour -3%) (Plan ours, p.69). Peut-être dû aux aides apportées par la présence des grands prédateurs.

Pas un mot là-dessus dans le reportage…

6/ Eleveurs cohabitants acceptant l’ours

Seule Catherine Brunet est interviewée, mais juste pour retenir pneus crevés, tags et intimidations. Pas un mot sur les méthodes de protection utilisées, ni sur les succès obtenus…

Rien non plus sur les autres éleveurs cohabitants, une petite minorité certes, mais comme peuvent l’être l’agriculture biologique et la permaculture. Les uns comme les autres représentent l’avenir de l’élevage et de l’agriculture, dans un respect commun pour toute la biodiversité, des insectes aux grands mammifères. Quelques exemples :

  • En Ariège, l’estive de Soulas, au cœur de la zone à ours du Couserans, pratique le tryptique des moyens de protection depuis 15-20 ans (parcs électriques + chiens + gardiennage), et n’a eu aucune bête indemnisée pour prédation en 2017, année qui a pourtant cartonnée sur les autres estives du Couserans.
  • En Béarn, hors Ariège, les éleveurs producteurs du fromage Pé Descaous s’en sortent bien aussi.
https://reporterre.net/Dans-les-Pyrenees-ces-bergers-qui-ne-veulent-pas-la-peau-de-l-ours
https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/biodiversite/grand-format-si-l-ours-disparait-mon-metier-va-mourir-le-plaidoyer-d-une-bergere-en-bearn_2863767.html

Pas un mot non plus sur la Pastorale pyrénéenne. C’est une association pyrénéenne d’éleveurs et de bergers qui envoie des bergers d’appui, rompus en techniques de protection, en soutien aux estives qui le souhaitent. Ils proposent aussi des chiens de garde issus d’une sélection rigoureuse : c’est notre association qui avait initié cette démarche il y a 20 ans, reprise ensuite par la Pastorale (NDLR : précisions : ARTUS (devenu FERUS) a initié dans les années 1990 le programme de mise en place de chiens de protection et l’a confié aux éleveurs de l’Association Cohabitation Pastorale, devenue La Pastorale Pyrénéenne). Dans leur dernier bulletin, ils soulignent que des estives ne sont pas protégées, pas pour des raisons techniques, mais uniquement pour des raisons humaines, par principe d’opposition à l’ours. Également, pour les mêmes raisons, ils placent plus de chiens en massif hors zone de prédation, que dans la zone à ours coeur. Pas étonnant dans ces conditions qu’il y ait des pertes importantes sur les estives non protégées, ou incomplètement. (Bilan activités Pastorale Pyrénéenne, p.27 et 35)

En Ariège, en 2017, plus de 80% (!) des attaques d’ours se concentraient sur 10% des estives non protégées (Analyse Pays de l’ours – ADET).

7/ Sur l’efficacité des moyens de protection

Voir déjà paragraphe précédent.

Le jeune berger dans le reportage n’arrive pas à planter les poteaux de la clôture électrique dans un sol « plein de cailloux ». Bien évidemment, car pour poser cette cabane en pleine pente, il a fallu décaisser le terrain qui a été repoussé pour former une terrasse proéminente avec les déblais : c’est dans cette terrasse constituée de cailloux qu’il mène sa démonstration avec la plus grande mauvaise foi ! Quelques centaines de mètres plus loin, au même niveau, il y a une grande zone de replat herbeuse où j’avais bivouaqué, fréquentée par les brebis, (photo ci-dessous). ), et qui se prête à l’installation d’un parc électrifié. Évidemment, ce berger se garde bien d’en parler !

Il faut aussi savoir que la France est le bonnet d’âne de l’UE concernant les pertes par grand prédateur, que ce soit pour l’ours, le loup ou le lynx. Un loup en France mange une trentaine de brebis par an, 6 à 10 fois plus que dans les autres pays de l’UE. Ceci par manque de dispositif de protection. Il y a donc du progrès à faire pour rejoindre les résultats de ces pays. Seule la Norvège, qui pratique tirs intensifs, avec des ovins en totale liberté, fait pire ! (rapport p.48).

Il y aurait encore beaucoup à dire.

Il est regrettable que des journalistes, ne visant que l’audimat, manipulent autant l’opinion, par sélection et omission, ou incompétence, et contribuent par-là à la disparition de certaines espèces

Je ne pense pas consacrer autant de temps à répondre à tous les internautes (!). Mais ayant contribué à ce reportage, et gardant l’impression désagréable de nous être fait rouler dans la farine, il me tenait à cœur d’y réagir en détail.

Je ne sais pas si j’ai été convaincant, mais vous avez au moins à disposition des arguments alternatifs qui pourront contribuer à ce que vous vous formiez votre propre opinion.

Bien à vous.

Patrick Leyrissoux »